Si Shakespeare avait été une femme, aurait-t-elle écrit avec hâte, pour suivre l’allure de sa pensée, les beaux ïambes parfaitement enchaînés? Aurait-t-elle déclamé ces lignes devant un public assoiffé de mots et de gestes? Mais si les femmes ne pouvaient pas jouer au théâtre! Elles ne pouvaient même pas écrire!
Attends un peu. Il ne faut pas s’énerver encore.
D’une part, il était interdit aux femmes de jouer au théâtre, pas d’écrire. J’oserai soupçonner que les femmes à cette époque-là pouvaient accoucher de vers aussi beaux et puissants que ceux d’ Enheduanna dans l’ancienne Mésopotamie, et que ceux de leurs contemporains écrivains. Même si les vers des femmes ont été condamnés à l’oubli. Tant de vers condamnés à l’oubli! Et je dirais encore que cette condamnation confirme l’existence de la chose condamnée, de même sorte que l’interdiction implique le désir interdit.
D’autre part, quand on parle du théâtre et de certains esprits, la pensée glisse sur des chemins évocateurs. Si le monde entier était un théâtre, / et tous les hommes et les femmes seulement des acteurs, alors c’est clair: si Shakespeare avait été une femme, disons une Anne, ou Suzanne, ou Judith, ou Viola, ou Rosalind, ou Hélène, ou Portia, ou Hermia, ou Elisabeth… elle aurait dû apprendre les arts du travestissement pour se moquer de la bêtise des hommes.
Elle aurait eu besoin d’une Anne Hathaway. Anne, qui serait tombée amoureuse de Shakespeare, si elle lui avait raconté son désir profond de jouer du théâtre. Cet amour l’aurait rendu complice de sa nouvelle amie. Cet amour du désir humain.
Elles auraient fait plusieurs nuits blanches, dédiées à découvrir le déguisement adéquat et le charme dans les manières; bref, dédiées à déguiser la réalité.
Si elles avaient décidé de ne pas se marier mais de rigoler un peu, elles auraient dû chercher l’église d’un prêtre qui ne crût pas à la divinité des dieux et des hommes. Il aurait peut-être accepté la drôlerie des femmes qui auraient écrit des mots mal orthographiés dans les registres.
Elles auraient voyagé à Londres ensemble.
Si Anne avait découvert, en arrivant à la ville, qu’elle désirait aussi poursuivre son étoile bien loin de son petit village et bien loin de Londres, elle n’aurait pas traversé le pont sur la Tamise. Shakespeare l’aurait regardé avec des yeux fertiles, pleins de souvenirs et de figures naissantes inspirées par elle. Anne serait restée perdue dans la rêverie en face de la Cathédrale gothique de Saint Paul, surveillée par les yeux sévères des gargouilles.
Shakespeare aurait été comédienne déguisée de comédien pour bien plaire à la société courante. Dès la scène, qui était portée très en avant, presque au milieu du théâtre, elle aurait écouté les pensées muettes des spectateurs.
Tous les vers, tous les personnages, seraient les mêmes que nous connaissons: des êtres-humains aussi troublés, ou passionnés, ou déchirés ou joueurs, bref, aussi vivants que toujours.
Lorena T.
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